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When the mountain changed its clothing
spectacle d’Heiner Goebbels
Fêtant cette année ses soixante ans, Heiner Goebbels est un touche-à-tout comme la France les tolère sans vraiment les apprécier (qu’on songe à tous ces artistes qui se sont plaint que leur seconde casquette n’ait pas trouvé grâce auprès du public, et rêvent d’une carrière à la Cocteau), un créateur qui n’essaie pas de donner des réponses mais de poser des questions. Parmi les nombreux aboutissements de ses recherches, citons la musique pour l’orchestre symphonique – Surrogate Cities (1994), From a diary (2003), etc. – mais surtout pour la scène, le cinéma ou la danse, des pièces radiophoniques, des œuvres musicales autour d’un récitant – Eislermaterial (1998) [lire notre chronique 28 novembre 2004] – et même un spectacle sans acteur ni musicien, comme Stifters Dinge (2007).
En 2008, alors qu’il vient juste de mettre en scène les « quatre gentlemen anglais » de l’Ensemble Hilliard dans un « concert scénique » [lire notre chronique du 23 septembre 2009], Goebbels est invité à travailler avec l’ensemble vocal Carmina Slovenica que Karmina Šilec a fondé voilà vingt-cinq ans. Il fait donc connaissance avec ce chœur féminin (rompu au théâtre musical) qui l’impressionne, comme il le confie à Martin Kaltenecker, « par sa qualité, l’immense variété de son répertoire, par la précision mais aussi la maturité, la conscience de soi, le côté très sûr et souverain de ces jeunes filles, malgré la discipline qui régnait » (in Le Journal, édité par le Théâtre de la ville). Le choc est le même pour nous, à entendre tant d’énergie maîtrisée avec une justesse émouvante, au service d’un spectacle en gestation depuis septembre 2010 et répété à Maribor (la deuxième ville de Slovénie), Graz (Autriche) et Bochum (Allemagne).
Avec son titre emprunté au folklore slovène (Au printemps, le Mont Kanin a changé de vêtements), When the mountain changed its clothing se déroule en deux parties. La première ressemble à un échauffement : portée par une phrase qui tient de la formule magique comme de la transe hypnotique (Just listen to me / Everything is going to be alright), une procession de quarante jeunes filles en habits de sport butte contre des chaises au sol, avant d’en ramasser une chacune, de la faire glisser, tourner sur un pied comme une toupie ou encore avancer assise sur elle. Des zaoum (заумь), des cris percussifs, des glissandi, des talonnades et les premières mélodies de la soirée se font entendre. La seconde partie propose de petites saynètes sur un carré de pelouse central que bordent successivement les saisons empruntées aux peintres Pataki, Rousseau et Generalic, entouré de tables en U – barbecue, abandon de peluches, chamailleries avec perruque blonde ou bottes en caoutchouc, etc.
Concrètement, les mots glanés chez nombre d’écrivains (Eichendorff, Haushofer, McEwan, Robbe-Grillet, Rousseau, Stein et Stifter) esquissent le portrait d’adolescentes en prise avec l’éducation, la famille (la nounou moralisatrice, la mère fouineuse), l’autonomie et la mort (gagner son premier dollar, le frère décédé… pour l’instant !, la bombe atomique). L’innocence est malicieuse mais jamais souillée ni perverse. Avec leurs failles invisibles, toutes ici semblent descendre de cette fillette de quatre ans, « forte comme un petit ours », évoquée par Kafka dans un courrier à Milena. La musique, elle aussi, puise à des sources variées : Schönberg (arrangement de Farben Op.16), Brahms (Le jardinier Op.17 n°3), Hopkins, Goebbels, chants folkloriques ou de partisans, souvent a cappella mais aussi, malheureusement, accompagnés d’une bande-son encombrante, style paysage sonore.
LB